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Extraits avec l'autorisation de l'éditeur
Chapitre 5 – Au cœur de la tempête (1988-1994)
De 1959 à 1994, la diaspora tutsi dans les pays voisins s’était développée en une « nation » d’environ un million de personnes. Beaucoup étaient déterminées à revenir chez elles. Les pourparlers engagés vers la fin des années 1980 avec le gouvernement hutu du Rwanda révélèrent une forte réticence de ce dernier à l’idée d’un retour négocié des personnes déplacées. (72-73)
Les Tutsi exilés […] avaient fondé le FPR (le Front patriotique du Rwanda), dans le but de faire tomber le gouvernement, soutenu par la France, de Juvénal Habyarimana qu’ils qualifiaient de « despote ». Le FPR lança effectivement une attaque sur le Rwanda le 1er octobre 1990. “Les médias populaires rwandais accusèrent les Tutsi du pays d’être des Ibyitso, c’est-à-dire des complices. Les Tutsi éduqués étaient particulièrement pris pour cible par les leaders et les intellectuels hutu qui les accusaient continuellement d’intelligence avec l’ennemi. (74)
Les extrémistes hutu répandaient des rumeurs alarmantes pour susciter la méfiance et entretenir la panique. Des indices troublants démontrent que les Tutsi furent clairement ciblés […] pour être exterminés en tant que groupe. “Ainsi, une rumeur fut lancée, prétendant que les Tutsi avaient un plan secret pour détruire les Hutu. Cela amena les Hutu extrémistes à réclamer un massacre préventif de tous les Tutsi au nom de la légitime défense. (74)
Entre 1991 et 1993, l’administration rwandaise accrut la stigmatisation des Tutsi dans l’ensemble du pays. Les élèves, qui possédaient pourtant une carte d’identité indiquant leur ethnie de façon irréfutable, devaient se mettre debout, en classe, pour décliner leur « identité ethnique ». Les professeurs du primaire et du secondaire étaient chargés de l’exécution de ce protocole que mes enfants subirent à plusieurs reprises, dans leur école à Butare. (75)
« Maman, que sommes-nous ? » demandai-je, « Sommes-nous hutu ou tutsi ? »
« Mon institutrice m’a posé cette question et je n’ai pas su répondre. »
C’était mon premier contact avec le sujet de l’appartenance ethnique. (172)
Je trouvais regrettable de n’être perçue qu’à travers un filtre ethnique. Je me posais des questions par rapport à mes camarades de classe. Comment m’en faire des amies si elles ne me considéraient pas comme l’une des leurs. Mon ethnie figurait partout, sur ma carte d’identité, sur mes bulletins scolaires et sur mes diplômes. Ayant pris conscience de mon appartenance ethnique, je remarquais d’abord chez les autres en quoi ils m’étaient semblables ou différents. (173) —Marie âge 14
Je me sentais coupable d’être tutsi. Mon instituteur ne prenait pas ma défense. J’ai demandé à mes parents comment je pouvais arrêter d’être un Tutsi. Papa s’est mis à rire et m’a dit qu’arrêter d’être un Tutsi ce serait comme vouloir arrêter d’être un Noir. J’ai compris que cela n’avait rien à voir avec un choix personnel. J’espérais que mes camarades de classe finiraient par changer d’attitude et m’aimer parce que moi, je les aimais bien. Mais les choses ne firent qu’empirer avec le temps. Ils se mettaient en colère contre moi, me menaçaient et me poussaient même en bas des escaliers. (184)—Pierre âge 12
Au début de 1993, la RTLM (Radio Télévision Libre des Mille Collines), qui reflétait l’idéologie des extrémistes du Hutu Power, déversa des flots de propagande anti-tutsi. Comme beaucoup de Rwandais ne savaient pas lire, ce média acquit une énorme popularité et devint un instrument d’endoctrinement raciste des plus efficaces. Ses programmes, très persuasifs, contestaient toute humanité aux Tutsi en les décrivant comme des créatures répugnantes, des cancrelats ou des serpents qu’il fallait éradiquer. (76-77)
Pierre, Joël et moi avons été montrés du doigt par nos camarades de classe qui nous traitaient d’« ennemis » ou de « cancrelats ». (186)—Naomi âge 11
En dépit de ces signaux des plus alarmants, beaucoup espéraient encore que la situation s’apaiserait. Pour un profane, il semblait que l’interposition des Casques bleus finirait par déboucher sur un arrangement entre les rebelles tutsi et l’armée du gouvernement hutu dans un laps de temps raisonnable. Mais cet espoir se révéla vain. Les forces multinationales de maintien de la paix, trop peu nombreuses et incapables […], se révélaient inefficaces. (78-79)