© 2019 Editions Schortgen
Extraits avec l'autorisation de l'éditeur
Chapitre 6 – Quand s’ouvrirent les écluses de la haine
Le 7 avril 1994 était un jeudi. À notre réveil, nous fûmes alertés par un bulletin radiodiffusé sur fond de musique classique qui ordonnait aux gens de rester chez eux. Le président du Rwanda, Juvénal Habyarimana, et le président hutu du Burundi, Cyprien Ntaryamira, – qui revenaient de Tanzanie après des négociations concernant l’application des Accords d’Arusha – avaient péri la veille dans l’explosion de leur avion à l’approche de la piste de l'aéroport de Kigali. Cette nouvelle incroyable nous pétrifia. Qu’adviendrait-il désormais ? Malgré la situation instable du pays, ma famille avait mené jusqu’ici une vie relativement préservée. (83)
Après 48 heures d’un couvre-feu total, la radio annonça des jours de circulation autorisée pour aller au marché28. En dépit de notre appréhension, nous décidâmes de nous y rendre pour renouveler nos stocks. Les visages des gens avaient changé. Certains évitaient notre regard ou ne répondaient plus à nos salutations. (84)
“Les rumeurs se propageaient comme des traînées de poudre. La radio du Hutu Power (RTLM) accusa les Inkotanyi, les rebelles tutsi, d'avoir tué les deux présidents hutu. Chacun ajoutait foi à la rumeur qui correspondait à ses opinions politiques. “une chose devint évidente pour tous les Tutsi : les forces d’intervention de la Paix seraient incapables de les protéger puisqu’elles n’arrivaient pas à se protéger elles-mêmes. Et il était trop tard pour fuir. Le massacre des Tutsi débuta et, dès le premier jour, se chiffra en milliers de morts. (84)
Le 12 avril 1994, soit une semaine après le crash de l’avion, Innocent, l’un de mes amis hutu […], accourut chez nous, paniqué. Sa collègue de travail, mariée à un militaire, l’avait averti que tous les Tutsi seraient exterminés quels que soient leur religion, leurs opinions politiques ou leur comportement. Il confirma l’existence d'un plan visant à éradiquer toute notre ethnie du Rwanda. Innocent et quelques-uns de ses amis voulurent nous faire échapper par la frontière burundaise. Ils tentèrent de nous trouver un itinéraire sûr, mais il était trop tard. Des miliciens armés de lances, de gourdins, de grenades, de couteaux et de machettes patrouillaient déjà l’ensemble des routes et des sentiers. (85)
Nous ne savions où aller pour nous sauver. La radio du Hutu Power diffusait des noms, des adresses et même les numéros de plaques d'immatriculation. Radio Rwanda expliquait à ses auditeurs comment et où traquer les victimes, et faisait l’éloge officiel des fanatiques qui appliquaient ces consignes. (86)
On pouvait voir des Hutu ordinaires, machette dans une main et transistor dans l'autre, se livrer à la sinistre mission consistant à pourchasser des hommes, des femmes et des enfants afin de « tailler en pièces les cancrelats » jusqu'à ce que mort s'ensuive. (86-87)
À l’aube du 21 avril, des coups de fusil et des explosions nous réveillèrent. En regardant prudemment par la fenêtre, nous vîmes à l’horizon des sortes de voiles flottants envelopper les collines. (88)
Le 21 avril 1994, des enfants dormaient, jouaient ou profitaient de la vie sur d’autres continents. Moi, je vivais un événement qui me marquerait pour toujours. Ce jour-là, il devint évident que nous péririons si nous ne réussissions pas à fuir le pays ou à nous cacher chez des voisins. (174-175)—Marie âge 14
Ce jour-là, nos employés réalisèrent pleinement le danger auquel nous étions exposés et déclarèrent vouloir rester avec nous. Nous étions très touchés de leur loyauté mais inquiets pour leur sécurité. Alphonsine, notre femme de ménage, une Hutu elle aussi, était très gentille et nous aimait beaucoup. Elle se désolait de ce qui arrivait aux Tutsi. (90)
Je réunis Chantal et nos enfants dans notre salon et je fis une prière fervente où j’implorai le Dieu Tout-Puissant. À la fin, nous avons tous dit « Amen ». Puis nous sommes tombés dans un silence épuisé et nous avons attendu. (91)