© 2019 Editions Schortgen
Extraits avec l'autorisation de l'éditeur
Chapitre 10 – Enfin la lumière
Chaque histoire a une fin. La nôtre se termina le 5 juillet 1994. La veille, Vincent (le Hutu qui nous avait hébergés précédemment dans sa cahute) était venu chez Jean-de-Dieu pour annoncer que le FPR avait investi Butare. Cela signifiait que nous pourrions sortir de notre fosse de vermines et de ténèbres. L’armée envoya alors un détachement d’une vingtaine de militaires chez Jean-de-Dieu pour nous permettre de sortir de notre cachette et nous escorter jusqu’au camp de survivants, à Shyanda. À 15 h, les soldats se présentèrent chez Jean-de-Dieu. Notre soulagement fut indescriptible! (125)
Arrivés devant la porte d’entrée, ceux-ci lui avaient demandé d’aller nous chercher. Ils regardèrent avec incrédulité nos cinq enfants émerger les uns après les autres. Nous émergeâmes enfin à la lumière, aveuglante, du soleil. Nous vivions dans le noir depuis plus de deux mois. Notre peau était devenue très pâle. Nous avions en effet perdu la capacité de parler normalement, nous n’arrivions plus qu’à chuchoter. (126)
Tout au long du trajet, que nous effectuâmes à pied, je vis se dérouler les paysages ensanglantés et en plein chaos du Rwanda de 1994. Au camp, les militaires se heurtaient à un vrai problème. Des survivants tutsi y arrivaient avec leurs sauveteurs hutu mais aussi la parentèle de ceux-ci dont ils ne savaient rien. Les soldats s’interrogeaient sur qui, dans les groupes qu’ils escortaient, avait fait partie des génocidaires. Mais comment auraient-ils pu effectuer un tri ? Rien ne permettait de les distinguer. Le camp contenait ainsi une population mélangée de Hutu dont personne ne pouvait déterminer qui avait – ou non – du sang sur les mains. (126-127)
Comment faire justice au lendemain d'un génocide? (127)
Nous fûmes acheminés à pied jusqu’à la commune de Shyanda. Ils nous regardaient comme si nous étions les animaux d’un zoo. Une fois sortie de « la tombe », j’allais de nouveau me retrouver face à tous ces hommes hutu. Cela allait au-delà de ce que je pouvais concevoir. Je me sentais désespérée, maigre, humiliée, blessée et paniquée par l’idée que des ennemis continuaient à rôder aux alentours – dénués de tout remord et déterminés à reprendre leur œuvre de mort si les circonstances s’y prêtaient. (181) Notre vie était un vrai cauchemar dans ce camp. Jusque-là, je n’avais jamais vu de cadavre. Quand je me rendis dans la forêt pour ramasser du bois pour le feu, j’en vis assez pour le reste de ma vie. (182)—Marie âge 14
Quand vous êtes un survivant, vous ne pouvez vous empêcher d’entretenir le fol espoir que tous vos proches aient également échappé à la mort. Aussi, à mesure que les nouvelles tragiques sur le sort de notre parentèle et de nos amis nous parvenaient à Shyanda, notre bonheur d’avoir survécu se mêlait de douleurs indicibles. (127)
Quand nous rentrâmes chez nous, toutes nos affaires avaient été pillées ou brûlées. Il fallait tout recommencer à zéro. Il ne nous restait rien, que des mauvais souvenirs […]. Tous nos voisins tutsi et nos amis avaient disparu. Nos tantes, oncles, nièces, neveux, et belles-familles s’étaient évaporés comme en un clin d’œil. (182)—Marie âge 14
Avec nos enfants, nous fûmes bouleversés par la perte de tant de personnes si chères à notre cœur. Pourquoi avions-nous survécu alors qu'un si grand nombre de nos proches figuraient parmi les 800 000 victimes exécutées ? Plus d'une centaine de personnes de notre parentèle avaient péri dans les carnages. (128)
[…] le génocide me démontra que les humains livrés à eux-mêmes pouvaient aisément se comporter en animaux. L’ampleur des atrocités perpétrées par les tueurs va au-delà de toute compréhension. (168) Je pense que les humains peuvent être menés vers une bonne ou une mauvaise direction. Ils sont capables de faire ce qui est bien, d’être généreux, gentils, aimants et serviables. Ils peuvent aussi devenir cruels, perfides, assassins. J’ai du mal à saisir que toute une population se soit impliquée dans le massacre de gens innocents sur une lubie, ou parce qu’on leur avait ordonné de le faire. C’est pourtant ainsi que la plupart des tueurs tentent de justifier leurs crimes. Ils nient toute responsabilité personnelle, soutenant qu’ils ne faisaient qu’obéir à des instances suprêmes comme les militaires, les bourgmestres ou d’autres autorités locales. On peut se demander si ces tueurs avaient une conscience, ou comment leur conscience réussissait à s’accommoder des ordres qu’ils recevaient de la part des autorités. (169)—Chantal
Nous étions écartelés entre différents sentiments, dévastés par nos pertes – mais heureux et bénis d'être vivants. La certitude que le Tout-Puissant tient dans ses mains aimantes le pouvoir de rendre un jour la vie à ceux qui avaient connu une fin aussi tragique nous aida à nous reconstruire. Notre foi nous aida également à ne pas nous laisser prendre au piège de la soif de vengeance. (128)
Les récits du génocide des Tutsi interrogent l’Humanité tout entière. Que faire pour éviter que tout ne recommence ? Que faire pour aider les survivants et leur descendance à reprendre espoir dans l’avenir ? Que faire pour aider cette génération de tueurs et leur descendance à retrouver leur humanité ? Pour moi, l’obligation est double : traduire ces gens en justice mais leur proposer aussi des normes morales et une éducation aux droits de l’Homme. (169)—Chantal
Tout comme l’amour pour autrui, le pardon est également une exigence chrétienne. L’accorder nous permit d’en mesurer personnellement les bienfaits : il évite de ressasser le mal subi, de s’aigrir et il permet d’aller de l’avant. Les blessures de notre cœur restent certes toujours sensibles, et se ravivent parfois, mais nous ne revenons pas pour autant sur le pardon accordé. Nous savons que Jéhovah, « le Dieu de toute consolation, nous regarde avec bienveillance et nous offre, comme à tous ceux qui subirent des actes cruels et malveillants, la possibilité d’une guérison et d’une paix véritables. (128)
La rédaction de ce compte-rendu n’est pas destinée à faire revivre le passé, un exercice qui se révèle parfois déchirant. Ni à nourrir la rancune ou le ressentiment, ou à promouvoir la haine ou la vengeance. Il s’agit juste de ne pas oublier. Je me sentirais coupable d’oublier une telle atrocité qui pourrait si facilement se répéter. Je n’oublierai jamais, mais je vais engager toute mon existence à ne jamais permettre à une telle chose de se reproduire dans ma vie. (183)—Marie âge 14
Tant de gestes extraordinaires se conjuguèrent pour sauver notre famille et nous sommes profondément reconnaissants pour chacun d’eux. (128)
Nos remerciements le plus chaleureux vont à […] ces rares personnes qui ne se laissèrent pas contaminer par la frénésie de haine ethnique déployée par les tueurs issus de leur entourage. Confrontées à notre situation désespérée, elles ressentirent une compassion qui leur permit de vaincre leur peur et de se porter à notre secours. Nous les remercions du fond du cœur pour leurs initiatives (qu’elles aient été spontanées ou planifiées, ponctuelles ou durables) qui contribuèrent à notre survie. (128-129)
[…] un amour incomparable, tissé au quotidien de respect et d’empathie, d’actes de compassion et de tendresse, et qui alla jusqu’à donner sa vie pour sauver celle d’autrui. Qui donc oserait demander ou espérer recevoir ce genre d’amour ? Et pourtant, il nous fut démontré encore et encore par les actes de bonté désintéressée qui nous ont été prodigués par nos frères et sœurs dans la foi. Nous pensons que seule cette sorte d’amour est capable d’immuniser réellement les cœurs et les esprits contre les germes de la haine, empêcher les génocides et autres crimes contre l’Humanité et instaurer un monde de paix. (129)