© 2019 Editions Schortgen
Extraits avec l'autorisation de l'éditeur
Chapitre 9 – Vivant dans la tombe
Mais la question, cruciale, était de savoir comment nos couvririons les 6,5 km qui séparaient la cahute à chèvres de son domicile. Les barrages, surveillés de jour comme de nuit, s’étaient encore multipliés. Mercredi soir du 1er juin 1994, […]. Vers six heures du soir, une forte pluie se mit à tomber. Justin estima ces circonstances propices à notre transfert chez Jean-de-Dieu. Il donna […] le conseil suivant : « Les Seminega devraient s’habiller en noir, s’enrouler dans des couvertures noires et marcher pieds nus. » (115)
Dans l’obscurité, nous étions ainsi quasi invisibles aux yeux d’une éventuelle patrouille de tueurs. Mais ce fut surtout la pluie diluvienne qui s’avéra une alliée précieuse. Tous les gardes avaient abandonné leurs barrages pour aller s’abriter. Nous ne rencontrâmes aucune difficulté particulière […]. Jean-de-Dieu vint à notre rencontre à mi-chemin pour prendre le relais de Damascène et nous guider vers sa maison. (116)
Notre refuge se limiterait désormais à cette minuscule pièce souterraine – nous la surnommions « la tombe » – d’environ 2 m de large, 2 m de long et 2 m de haut. On y accédait par une sorte de puits d’à peu près 1,5 m de profondeur, recouvert d’une planche de bois elle-même dissimulée sous du sable. L’endroit empestait le moisi et seul un rayon de lumière ténu filtrait d’une fine crevasse au mur. Nous partageâmes ce réduit à six en attendant que le reste de ma famille nous rejoigne. (117)
Sachant que les assassins s’en prenaient avant tout aux hommes et aux garçons tutsi pour les empêcher de « perpétuer la race », nos amis de Save devaient trouver un stratagème pour transférer Joël du domicile de Justin à celui de Jean-de-Dieu. On convint qu’il se joindrait à un groupe de fillettes Témoins de Jéhovah et parcourrait les 6,4 km du trajet avec elles comme pour se rendre au marché. L'habiller en fille fut facile – mais sa démarche l’aurait trahi immédiatement ! Les mamans qui faisaient partie de l’équipe déployèrent beaucoup de patience pour lui faire exécuter des allées et venues jusqu’à ce que son allure corresponde à son déguisement. Puis elles conduisirent le petit groupe, où se trouvait aussi Naomi, en plein jour au marché, comme s’ils étaient de la famille en visite, et m’amenèrent ainsi sains et saufs mes deux enfants. (117)
Nous nous retrouvions à présent entassés à dix dans notre minuscule réduit ! Il était impossible de se coucher. Il fallait rester assis ou nous tenir debout, le dos au mur, dans une obscurité perpétuelle. Nous étions hébétés d'épuisement. Nous perdions de plus en plus de poids et nous nous sentions de plus en plus faibles. Les nuits et les jours se traînaient. Pour éviter tout soupçon, Jean-de-Dieu ne changeait rien à ses habitudes. Il achetait la même quantité de nourriture que d’ordinaire et ne cuisinait qu’une fois par jour. Sans ces précautions, il aurait attiré l’attention des tueurs, qui n’auraient pas manqué de découvrir notre cachette et se seraient empressés d’exécuter « ceux qui devaient périr ». (120)
Nous étions, de plus, sujets à de fréquentes crises d'asthme et de palpitations cardiaques dues au paludisme que nous avaient inoculé les nuées de moustiques qui pullulaient après la pluie. L’air se renouvelait à peine par quelques minuscules fissures. Ces conditions de vie étaient à la limite du supportable. Mais les échos des massacres et des exactions qui se poursuivaient jour et nuit traversaient nos murs de boue et nous rappelaient de rester reconnaissants puisque nous étions toujours vivants […]. (120)
C’était effrayant d’entendre tous ces hurlements dehors qui continuaient jour et nuit. (199)—Benjamin âge 7
Nos corps continuaient à s'affaiblir. À cause du rationnement, il nous arrivait de rester trois jours de suite sans manger. Durant nos deux mois dans la « tombe », nous n’avons pu faire qu’une seule toilette complète. (120)