© 2019 Editions Schortgen
Extraits avec l'autorisation de l'éditeur

Chapitre 8 – Un mur de Boue Nous Sépare de la mort

Notre fuite ne faisait que commencer. Les jours passant, les obstacles se multiplieraient et l’étau se resserrerait car les assassins deviendraient plus méthodiques dans leur « travail ». Par conséquent, au cœur de la même nuit, Justin et Joseph, mes deux amis hutu Témoins de Jéhovah, vinrent pour emmener cinq d’entre nous jusqu’au domicile de Justin, à Save, distant d’environ 3 km. (Naomi et Benjamin étaient restés chez Adolphe). (99)

Comme le génocide ne faisait que commencer dans notre village, les miliciens hésitaient encore à tuer. J’en ai profité pour les supplier de ne pas tuer Tharcisse. Non seulement ils ne l’ont pas fait, mais ils nous ont témoigné une gentillesse assez inhabituelle en nous escortant un bout de chemin et en nous montrant un passage qui évitait les rondes des gardes de nuit. Comme la majeure partie du village s’était enrôlée dans le génocide, nous offrions immédiatement à tous les passants que nous croisions de l’argent pour s’acheter des boissons en les remerciant de ne pas nous trahir. (157)—Justin

Il aurait pu se produire n’importe quoi cette nuit-là mais nous arrivâmes sains et saufs chez Justin. (99)

Aucun de nous ne réussit à dormir. Notre peur décupla quand les oiseaux se mirent à chanter, annonçant le lever du jour. Ceux qui tenaient les barrages étaient au courant que nous nous cachions chez lui […]. Heureusement, l’un des miliciens, Vincent, décida de nous faire savoir secrètement que ses amis Interahamwe avaient l’intention d’investir la maison pour nous exterminer. Vincent déclara d’un ton décidé : « Il faut qu’ils se cachent dans la roselière de la colline qui est à l’arrière de votre maison. Il nous aida à nous y rendre. Il écarta pour nous les branches de la haie et nous emmena par ce passage jusqu’à une étendue de roseaux touffus. Il connaissait très bien l'endroit et s'assura que chacun de nous disposait d’une place où s'asseoir commodément. Nous faisions ce qu’il disait, sans protester, même s'il pleuvait à verse. (101)

Il devait être deux heures de l’après-midi quand nous nous enfonçâmes dans la roselière. Nous y restâmes assis, hébétés et ruisselants d’eau, jusque vers trois heures et demie le lendemain matin. Entretemps, aucun d’entre nous n'avait osé remuer d’un cil ni dire un mot. (102)

Nous savions que nous ne pouvions rester cachés là indéfiniment. Mais que faire ? Vincent […] proposa spontanément :« Je vais emmener cette famille chez moi et je m'en occuperai désormais. » Cette solution nous parut sage. Comme nous ne l’avions jamais rencontré auparavant et qu'il n'était pas Témoin de Jéhovah, personne ne ferait de lien entre lui et nous ni, à plus forte raison, ne le soupçonnerait de nous cacher. Au milieu de la nuit, il nous rejoignit pour nous conduire hors de la roselière. “Pour que nous passions inaperçus, Vincent eut recours à une ruse : il nous fit revêtir des imperméables sombres – les mêmes que ceux des miliciens. Il nous répartit en deux groupes. (103)

[…] notre chez-nous serait désormais une petite hutte ronde située à l’arrière, en boue séchée, au sol de terre battue et au toit de paille, où Vincent enfermait d’habitude ses chèvres. Cet abri de fortune fermait avec une porte en bois et était dépourvu de fenêtre. (104)

Nous ne pouvons vous dire ce qui, des jours ou des nuits qui s’étiraient interminablement, nous mit le plus à la torture. La cahute jouxtait un carrefour à côté du marché le plus animé de la région. Nous entendions les passants échanger allégrement les récits de leurs exploits meurtriers et leurs projets pour le lendemain. Avec sa porte close, la minuscule cahute ressemblait à une cellule de prison étouffante. Et pourtant, ses pauvres murs de boue étaient notre seul rempart contre la mort. Là encore, un petit seau en plastique servait de WC. L'endroit empestait la chèvre et pullulait de puces et de poux. Ce n'était pas facile de partager les lieux avec ces colocataires agressifs qui ne tardèrent pas à coloniser nos cheveux et nos vêtements. (105)

Pourquoi devais-je être victime de violences parce que j’étais tutsi ? Pourquoi devais-je rester enfermée comme un monstre dangereux, pendant des mois, dans l’obscurité d’une hutte, quand des gens mauvais circulaient librement à la surface du globe ? Je n’arrêtais pas de réfléchir à ces questions […]. (179)—Marie âge 14

Vincent faisait de son mieux pour prendre soin de nous, nous fournissant de la nourriture, des médicaments et de l’eau propre pour boire et nous laver. Dans cette période extrêmement difficile, il se comporta en ami véritable – en dépit de circonstances réellement désespérantes. Pourtant, sa vie était menacée tout autant que la nôtre. Si nous avions été découverts ou si le comportement de Vincent avait attiré l’attention, il risquait de périr avec nous. En ces jours meurtriers, les espions hutu s’efforçaient de déceler des indices indiquant qu’un Hutu cachait un Tutsi. Par exemple, si un Hutu allait chercher plus d'eau à la fontaine, achetait plus de nourriture ou préparait un repas plus copieux que d'habitude, il était suspecté de dissimuler des « cancrelats ». (108)

Préserver Tharcisse et les siens soulevait maints défis. Premièrement, les gens me demandaient où ils se trouvaient parce qu’ils savaient que cette famille était venue chez moi. Deuxièmement, la pénurie de vivres s’était généralisée parce que tous les marchés avaient été fermés et il avait été interdit de se rendre ailleurs. (158) “C’était pour moi un vrai cauchemar et parfois cela m’empêchait de dormir, quand je tentais de réfléchir comment éviter qu’on nous soupçonne. (159)—Justin

Nous avions toute confiance en Adolphe qui s’occupait de Benjamin et de Naomi. Nous ignorions qu’ils avaient frôlé le désastre : le voisin d’Adolphe avait envoyé la milice « tuer les petits cancrelats ». Les miliciens menacèrent nos enfants d’un couteau pour leur faire dire où nous nous cachions. (109)

Un soldat me fixait avec des yeux d’assassin. Il n’arrêtait pas d’affûter sa machette, de frapper des mains, de pointer sa machette sur moi. Quand je me suis mise à pleurer, il est venu derrière moi et m’a frappée avec sa matraque. J’ai failli m’écrouler au sol mais Adolphe m’a retenue. Le milicien a alors empoigné sa machette pour tenter de m’achever. Mais un autre, du nom de Kalisa, qui avait travaillé pour Papa comme jardinier, a interposé sa main entre l’arme et ma poitrine. La machette a traversé sa paume. On peut toujours voir les cicatrices des deux côtés de sa main. (191)— Naomi âge 11

Comment un adulte peut-il perdre toute humanité au point de frapper une fillette de 11 ans avec sa machette. (109)

Vincent avait trois enfants : Mukamusoni, 14 ans, Kagabo, 13 ans et Nzabonaliba, 11 ans. Ils savaient que nous étions dans la cahute mais ils ne nous trahirent jamais. Au contraire, ils coopéraient volontiers avec leur père pour assurer notre sécurité. L'air confiné de la cabane avait amené un nouveau souci : la toux. Cependant, Marie et Pierre eurent des crises d'asthme si violentes qu'ils ne purent pas toujours recourir à cette astuce. Avec beaucoup de cran, les petits Kagabo et Nzabonaliba se plaçaient alors à côté de la cahute et faisaient semblant de tousser. (110)

Vincent nous en rapporta la terrifiante explication : « […] tant qu’on n’aurait pas identifié formellement les cadavres du professeur Seminega et des siens, tout le monde devait interrompre son travail et se lancer à la recherche de cette famille de fugitifs à Butare et dans les environs, en particulier dans le village de Save. » (111)

En général, quand quelqu’un se faisait tuer, les gens savaient de qui il s’agissait et connaissaient l’endroit où le meurtre s’était produit. C’était d’ailleurs un autre gros problème : comme aucune constatation n’avait été fait nulle part au sujet de la mort des membres de la famille de Tharcisse, les tueurs se mirent à les rechercher encore plus activement. (160)—Justin

Les photos de nos albums de famille furent arrachées et distribuées aux tueurs qui tenaient les barrages de la région. Quand cette chasse à l'homme commença, Vincent ne nous mit pas au courant, probablement pour nous éviter de paniquer. (111)

Tous les bâtiments du secteur de Save, y compris les couvents, les écoles, les maisons privées et autres cachettes potentielles furent méthodiquement fouillés. Un jour, la traque commencée le matin ne se poursuivit que jusqu'à midi, s'arrêtant à trois maisons seulement de la cahute à chèvres. Le lendemain, Save ressembla à un champ de manœuvres. Quand l'alarme retentit, des centaines de miliciens reprirent la battue là où elle s'était arrêtée la veille, quand ils étaient à deux doigts de nous trouver. (112)

[…] nos amis avaient eu entretemps l’idée de nous cacher pour quelques jours dans un coin déjà inspecté. Un couple de Hutu – François et Félicité – nous recueillit. C’était d’autant plus surprenant que François partageait l’idéologie du Hutu Power. Il accepta pourtant de nous prendre chez lui, respectant ainsi le souhait de son épouse qui, elle, faisait partie des Témoins de Jéhovah. Ils nous donnèrent des mets nourrissants et assurèrent notre sécurité. Une semaine plus tard, les patrouilleurs, bredouilles, abandonnèrent les recherches. Nous regagnâmes par conséquent la cahute de Vincent. (112)

À ce stade, le génocide était en cours dans le pays depuis environ 7 semaines – près de 50 jours ! Nos amis affrontaient un danger extrême chaque fois qu’ils nous cachaient ou nous déplaçaient. En tout, Vincent nous avait hébergés un peu plus d'un mois. Mais le 25 mai, la situation devint trop périlleuse. (112)

Les Témoins de Save nous proposèrent par conséquent de nous transférer chez Jean-de-Dieu dont la maison avait une pièce secrète en sous-sol. On nous informa qu’il s’y trouvait déjà trois Témoins – Élie, et Vincent (un autre Vincent) avec Immaculée, sa fiancée. (113)

Chapitre 7 – Entre amis et ennemis

Chapitre 9 – Vivant dans la tombe